Psychologie

Abus, viol, inceste : pourquoi les victimes se taisent ?

Il est facile de les manipuler, de les menacer et de les contraindre au mutisme.

Au moment où elles subissent des violences sexuelles, 56 % des victimes disent n’avoir pu en parler à personne.

Comment expliquer ce silence ?

« Le silence leur est d’abord imposé par leur bourreau », souligne Muriel Salmona, psychiatre, psychothérapeute et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie.

« Parce que les enfants sont vulnérables, sans défense, dépendants et soumis à l’autorité des adultes, il est facile de les manipuler, de les menacer et de les contraindre au mutisme. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils sont une cible privilégiée des prédateurs sexuels ! »

Du fait de leur immaturité, mais aussi de leur manque d’expérience et de connaissance de la sexualité, ils ont souvent du mal à identifier ce qu’ils ont subi. « Les prises de conscience d’avoir vécu quelque chose qui n’était pas normal s’étalent sur dix, vingt, trente ans », précise la pédopsychiatre Catherine Bonnet. Le mutisme est d’autant plus fort lorsque l’agresseur a su gagner la confiance de l’enfant, qu’il a exploité son besoin d’affection, sa solitude, qu’il a présenté ses actes comme une initiation ou fait porter la responsabilité sur l’enfant (« Tu l’as bien cherché »). Son message est fait d’injonctions paradoxales (« Ce qui se passe est normal, il faut garder le secret »), confirme Fernande Amblard, sexologue et gestalt-thérapeute dans Panser l’impensable (Jouvence éditions). « Je ne savais pas comment réagir. J’obéissais à mon père. C’était les seules fois où il s’occupait de moi autrement que pour me punir. Après avoir joui, il s’allumait une cigarette, il me parlait… Pour une fois, il était gentil », relate Jimmy, victime de 7 à 13 ans.

L’horreur vécue entraîne des troubles de la mémoire

« Si le silence perpétue la honte, la souffrance, il peut aussi être une mesure de protection pour ne pas avoir à affronter le regard des autres. Ou pour protéger les proches de l’horreur qui a été vécue », note la psychosociologue Lise Poirier Courbet dans Vivre après un viol (Érès). Ce à quoi s’ajoute le mécanisme physiologique de l’oubli traumatique.

« Face à un danger extrême, incompréhensible, notre cortex se déconnecte, explique Muriel Salmona. Ce qui nous permet de survivre entraîne des troubles de la mémoire. Les circuits d’intégration sont interrompus, d’où des amnésies durant des périodes plus ou moins longues (pour 59 % des victimes de violences sexuelles dans l’enfance) ou complètes (pour 38 %). Plus la personne est jeune et plus son agresseur est proche, plus l’amnésie est forte. Ces oublis durent parfois des décennies. »

Marie-Christine, 51 ans, agressée de 4 à 7 ans, avait tout oublié jusqu’à ses 44 ans. Elle a ensuite pu en parler à son mari, à ses amis, à ses enfants… mais pas à ses parents. « Au moment où j’étais en capacité de le faire, leur santé était trop précaire, ça pouvait les tuer », confie-t-elle. Violée par son copain, Noémie, 17 ans, refuse aussi de le dire à sa mère. Impossible pour elle de dire qu’elle « couche », qu’elle avait mis une robe sexy, qu’elle lui avait menti pour le rejoindre.

« Ce serait de ma faute. » Des accusations qui collent à la peau des jeunes filles « forcément soupçonnées d’être des lolitas. Des écervelées n’attendant que d’être violées derrière une poubelle, voire de passer dans une tournante dans une cave ! » s’indigne Muriel Salmona. Et quand l’enfant a tenté « de dire avec ses mots à lui ou d’envoyer des signaux aux adultes, ils sont restés sourds ou rejetant. Il n’y a pas de mots pour en parler, mais sur- tout pas d’oreilles pour entendre », déplore Fernande Amblard.

La culpabilité empêche de parler

« J’avais 11 ans quand j’ai été violée par mon oncle, raconte Dominique, 62 ans. À l’arrivée de mes parents, je le leur ai dit. Mon père était furieux contre moi : j’aurais dû savoir qu’il était vicieux et ne pas me laisser approcher. » Une réaction courante, d’après Muriel Salmona : « Si l’agression ou le viol sont avérés, et que la victime ne peut pas être considérée comme menteuse, elle est malgré tout fautive : de l’avoir provoqué, d’être celle par qui le scandale arrive, puis de ne pas aller mieux… » C’est donc à elle de ne pas faire de vagues. Nombreuses sont ainsi celles qui, endossant la faute et la culpabilité, ne sortent pas du silence dans lequel les a enfermées leur bourreau. Par crainte de dénoncer un agresseur qui, dans 94 % des cas, pour les mineurs, est un proche. Par honte, peur d’être punies, jugées, de provoquer une crise familiale… Le plus souvent, à juste titre puisque, neuf fois sur dix, la victime d’inceste est exclue au profit de la cohésion familiale, rapporte l’Association internationale des victimes de l’inceste (Aivi). La grande majorité des mineurs sont ainsi abandonnés à leur sort et à leurs souffrances, sans protection ni réconfort. « Toute ma vie, il a fallu que je me cache et que je me taise. J’ai connu la drogue, la prostitution, la souffrance, l’incompréhension. Je me suis fait beaucoup de mal. À 58 ans, ma mère a reconnu qu’elle savait que j’avais été violée à 11 ans. J’ai enfin pu poser mes valises. Mais, entre-temps, conclut Dominique, je n’ai pas eu de vie. »

« Des années 1960 aux années 1980, le père G. a allègrement abusé de mouflets. Il était responsable du basket, des scouts et du catéchisme, en banlieue parisienne. J’avais 7 ans quand je suis passée entre ses griffes. J’en ai immédiatement parlé à ma mère, qui m’a autorisée à ne plus aller à l’église. Dans les années 1970, j’imagine qu’on ne portait pas plainte. J’ai eu beaucoup de chance : ma parole n’a jamais été contestée. Et, chez mes parents, le sujet n’était pas tabou. Ni eux ni moi n’avons pensé que j’étais coupable, trop jolie ou trop aguicheuse. Il était au contraire très clair que ce type était un prédateur, que la faute était de son côté. Cela m’a sauvée psychiquement. Mieux : dans mes moments de doute, ma petite sœur a toujours soutenu mon récit. J’ai pu aussi dire aux autres enfants du quartier de se méfier de lui. J’ai en revanche développé une claustrophobie qui m’a longtemps handicapée. Mais là encore, j’ai eu du bol : sans le savoir, j’ai fait une analyse avec une femme médecin qui connaissait bien l’accompagnement des psychotraumatismes. En 2000, j’ai envoyé une première lettre à l’évêché dont dépendait le père G. Puis une deuxième, une troisième. Sans réponse. En 2011, enfin, le nouvel évêque a accepté de recevoir ma plainte. J’avais précisé que je ne voulais pas d’argent, juste la reconnaissance du crime. Il a sorti le dossier du curé et lancé une procédure interne. J’ai ainsi appris que le père G. avait été retiré du service en 1980 en raison “du respect dû aux familles”. Une formule plutôt légère… Après enquête, en 2013, l’évêque a reconnu les faits, qu’il a caractérisés de “comportement grave qui serait aujourd’hui qualifié d’agression sexuelle sur mineur, voire de viol” ! Il m’a présenté ses excuses, a fait retirer une plaque qui rendait hommage au père G., désormais décédé. Pour moi, l’affaire est réglée : j’ai été entendue. Mais les autres enfants agressés, qui va leur rendre justice ? Il y a peu, ma mère a appelé les autres mamans du catéchisme.

D.S.
Je suis devenu militant, déterminée à défendre les droits des plus faibles contre l’injustice. J’ai vite compris que ces agressions n’étaient pas des erreurs de parcours, “la faute à pas de chance”, mais un véritable fait social. Mon travail de journaliste, m’a amenée à écrire sur ces sujets. J’espère avoir sensibilisé des jeunes à mon tour. »

David SCHMIDT

David SCHMIDT

Journaliste reporter sur Davidschmidt.fr. Chroniqueur radio sur Form.fr.

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