France

Est-ce la fin de la vie intellectuelle française ?

Vers un modèle plus idéologique, plus identitaire ?

Est-ce la fin de la vie intellectuelle française ?

La culture de l’argumentation du pays a subi l’influence d’un modèle plus idéologique, plus identitaire, importé des États-Unis.

À la fin de l’été dernier, Le Débat, la plus prestigieuse revue intellectuelle française, a accompagné son numéro du 40e anniversaire d’une annonce tout à fait inattendue : Il cessera de paraître immédiatement. Le Débat et ses trois ou quatre mille fidèles lecteurs avaient maintenu une allégeance à la gauche politique depuis la guerre froide – mais le sens du mot “gauche” a changé. Des rivaux revendiquent désormais le terme, notamment les mouvements sociaux qui sont apparus en France dans les années 1980 pour défendre ce que l’on appelle diversement la politique identitaire ou la justice sociale. Après avoir mené pendant des décennies une lutte crépusculaire contre ces mouvements, Le Débat a perdu.

Des intellectuels de toutes tendances ont débattu de ce que cette défaite signifie pour la France, et ils sont parvenus à une conclusion : La vie intellectuelle du pays a été soumise à un modèle plus idéologique, plus identitaire, importé des États-Unis.

Le Débat a toujours résisté aux importations américaines. Il n’a jamais fait entièrement sa paix avec le libre marché comme l’ont fait les sociaux-démocrates américains autoproclamés sous Bill Clinton. Il ne s’est pas non plus inscrit à l’ordre du jour des invasions humanitaires et de la promotion de la démocratie, comme l’ont fait des intellectuels américains de gauche comme Paul Berman et George Packer. Tout cela était bien. Mais la réticence de Le Débat à participer à la politique identitaire telle qu’elle s’est développée en France, toujours à quelques pas (et toujours à l’imitation) des avancées américaines en matière de droits civils, a jeté le discrédit sur la revue auprès d’une nouvelle génération de gauchistes.

De nombreux Français considèrent la politique de justice sociale à l’américaine comme un changement pour le pire. C’est le cas du président Emmanuel Macron. Au lendemain de la mort de George Floyd en garde à vue au printemps dernier, des protestations et des émeutes dans toute l’Amérique ont entraîné le démantèlement de statues et d’autres symboles publics – parfois sur place, parfois après une nouvelle campagne et une nouvelle agitation. Conscient que de telles actions ont trouvé un écho favorable auprès de certains de ses concitoyens, M. Macron a averti que la France ne suivrait pas. “Elle n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire”, a-t-il déclaré. “Elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne renversera aucune statue”.

À l’automne dernier, M. Macron a également dénoncé les traditions universitaires étrangères. “Je pense à la tradition anglo-saxonne, qui a une autre histoire, et qui n’est pas la nôtre”, a-t-il dit, avant de pointer du doigt “certaines théories des sciences sociales importées des États-Unis d’Amérique”.

Regarder comment Le Débat s’est dénoué, c’est constater que ces tensions se développent depuis des années, voire des décennies. Elles sont de mauvais augure pour l’avenir de la vie intellectuelle en France – et ailleurs.

Parrainé par l’éditeur Gallimard, Le Débat était politique et littéraire, mais le cœur de sa mission était cette pensée très française où se rencontrent les sciences sociales et la philosophie. Le philosophe Michel Foucault et l’anthropologue Claude Lévi-Strauss y ont contribué très tôt. Son éditeur fondateur, Pierre Nora, est un historien pionnier de la mémoire culturelle française et un éditeur de génie (il était l’éditeur de M. Foucault chez Gallimard). Son rédacteur en chef, Marcel Gauchet, est un philosophe de la démocratie et un historien de la religion. Le totalitarisme, et comment trouver une politique de gauche qui l’évite, a absorbé M. Nora et M. Gauchet tous deux.

M. Gauchet, par exemple, a étudié avec inquiétude la lente éviction des principes démocratiques par les principes très différents des droits de l’homme. “La pierre de touche du système”, a-t-il averti en 2007, “n’est plus la souveraineté du peuple mais la souveraineté de l’individu, définie, en fin de compte, par la possibilité de passer outre l’autorité collective”. Les droits de l’homme, souvent imposés par des tribunaux ou des organes administratifs centralisés, pourraient finir par monter la démocratie contre elle-même. En 2007, le point de vue de M. Gauchet, qu’on l’approuve ou non, aurait reçu une légitimité de base. Elle est devenue moins discutable après une décennie d’âpres discussions sur le mariage homosexuel et l’immigration.

Le premier signe en France d’une politique axée sur les groupes minoritaires est apparu en 1984. Des militants proches du gouvernement de François Mitterrand ont cherché à résoudre le problème complexe de l’assimilation des immigrés français, pour la plupart nord-africains, en fondant un groupe militant de style américain appelé SOS Racisme. Le Débat a réagi en 1993 en publiant un livre sceptique du sociologue Paul Yonnet. SOS Racisme ne remplace pas une idée étouffante de la race par une idée branchée, a soutenu M. Yonnet ; il introduit des théories raciales dans un pays où elles ont été récemment faibles ou absentes, ethnicise les nouveaux arrivants et les autochtones, et encourage les Français à considérer les groupes minoritaires en leur sein (les Juifs, en particulier) comme des étrangers en quelque sorte.

Au sein de la gauche française, l’égalitarisme très français de M. Yonnet était considéré comme dur par certains (et peut-être dur par d’autres), mais pas nécessairement conservateur. Le choc a été grand lorsqu’en 2002, le politologue Daniel Lindenberg a publié un livre qui qualifiait certains des plus grands penseurs du pays – les philosophes Alain Finkielkraut et Pierre Manent, le romancier Michel Houellebecq – de “réactionnaires” pour leurs réserves sur les perspectives de la France de gérer une société multiculturelle et de plus en plus islamique. Les écrivains du Débat, notamment M. Gauchet et M. Yonnet, étaient parmi les plus éminents de ceux que M. Lindenberg tenait pour responsables d’une “levée de tabous” malsaine – tabous qui avaient fait du pays un lieu d’accueil pour les groupes minoritaires de toutes sortes.

Ce n’était pas vraiment juste. Le Débat, pour le meilleur ou pour le pire, portait au XXIe siècle tous les tabous de l’après-guerre avec lesquels il avait été fondé en 1980. Lorsque l’un de ses auteurs les plus audacieux et les plus polyvalents, l’économiste Hervé Juvin, a commencé à écrire de manière provocante sur la diversité ethnique et à se rapprocher du parti d’extrême droite du Front national, le magazine a respectueusement rompu ses relations avec lui.

Mais la France changeait. En 2004, Olivier Pétré-Grenouilleau, collaborateur de Débat, a écrit une histoire globale de la traite des esclaves qui comprenait des récits sur les marchés d’esclaves européens, mais aussi arabes et intra-africains. On l’accusait de minimiser la culpabilité des Européens dans la traite transatlantique des esclaves, mais il a été poursuivi pour révisionnisme historique en vertu d’une des lois antidiffamation de la France qui proliférait.

En 2014, après que M. Gauchet, l’éditeur du Débat, ait été invité à donner la conférence d’ouverture lors d’un “rendez-vous de l’histoire” dans la ville de Blois, le sociologue Geoffroy de Lagasnerie et le romancier Édouard Louis ont appelé au boycott de l’événement au motif que M. Gauchet était impliqué. Deux cents historiens ont signé une condamnation des écrits de M. Gauchet comme étant “ultraconservateurs” et “sceptiques quant à l’impératif du respect des droits de l’homme”.

L’année dernière, des étudiants militants ont empêché Sylviane Agacinski, philosophe et collaboratrice occasionnelle de Débat, de prendre la parole à l’université de Bordeaux au motif que ses travaux philosophiques sur l’intégrité et la non-commercialisation du corps, y compris son opposition à la maternité de substitution, en faisaient une “homophobe notoire”. L’accusation n’est pas aussi dénuée de logique qu’il n’y paraît : Si les couples homosexuels masculins doivent avoir des enfants, une femme devra les porter. Pourtant, c’était une étrange épithète à coller sur une femme qui soutient le mariage homosexuel et qui est mariée à l’homme, l’ancien Premier ministre socialiste Lionel Jospin, qui a adopté en 1999 la première loi du pays créant des unions civiles auxquelles les couples homosexuels pouvaient prétendre.

M. Gauchet, Mme Agacinski et bien d’autres dans leur cercle intellectuel n’ont pas changé leur politique. Ils ont plutôt été surenchéris par des radicaux offrant une critique de la société plus passionnante, voire nécessairement plus rigoureuse.

Avec la mort du Débat, ses critiques de gauche versent peu de larmes, ayant considéré la publication moins comme un lieu de débat d’idées que comme un obstacle à la justice sociale. L’historienne Ludovine Bantigny, interrogée sur la disparition du Débat, n’avait pas de pitié pour le marché des idées. “En répétant qu’il y a un problème avec l’immigration en France”, dit-elle, “en agitant cette soi-disant idéologisation des droits de l’homme pour remettre en cause la légitimité de nouveaux droits et en relayant les arguments de la Manif pour tous” – un mouvement contre le mariage homosexuel – “comme l’a fait Gauchet, on finit par légitimer des magazines comme Causeur ou Valeurs Actuelles”.

L’allusion de Mme Bantigny à la “légitimité” de ces deux magazines très différents était curieuse. Causeur est un mensuel fougueux d’à peine dix ans, édité par des libéraux anti-multiculturels désabusés ; Valeurs Actuelles est un magazine d’information archi-conservateur établi de longue date. Apparemment, on ne débat plus des choses écrites dans les magazines. On s’interroge sur la “légitimité” des magazines eux-mêmes. D’où vient cette attitude très anti-française ?

Les rédacteurs en chef du Débat ont une réponse : L’Amérique. Quelques jours après avoir annoncé que la revue ne serait plus publiée, M. Nora a parlé de sa fermeture à l’émission de radio d’Alain Finkielkraut.

M. Finkielkraut soulignait les tendances inquiétantes de la vie intellectuelle française, mais M. Nora voulait orienter la conversation dans une autre direction : vers les “mouvements à l’américaine” qui commencent sur les campus d’outre-mer et tendent à se manifester en France. “Ce qu’ils appellent”, a-t-il dit, “suivre l’argument jusqu’à sa conclusion logique, annuler la culture, c’est-à-dire l’extermination de la culture, la volonté de. …”

Ici, M. Nora a fait une pause avant de continuer : “Quoi qu’il en soit, j’ose dire que certains d’entre nous sont assez vieux pour avoir des échos dans la tête de Goebbels lorsqu’il dit : “Quand j’entends le mot “culture”, je prends mon revolver”.

La citation de Goebbels est peut-être apocryphe, mais il est bon de s’arrêter pour se demander pourquoi M. Nora – né dans la première moitié du 20e siècle et préoccupé par l’héritage moral de la Seconde Guerre mondiale – devrait appeler un tel nom à l’esprit lorsqu’il parle de l’influence de la culture américaine sur celle de son propre pays.

“Il y a une puissante vague idéologique qui vient des États-Unis”, a écrit le philosophe Yves Charles Zarka l’automne dernier dans un article sur la mort du quotidien Le Débat. “Elle amène à réécrire l’histoire, à censurer la littérature, à renverser des statues et à imposer une vision raciste de la société”. Il n’est pas non plus aussi iconoclaste qu’il n’y paraît, selon Luc Ferry, philosophe et chroniqueur conservateur. “Aussi anticapitalistes et anti-américains qu’ils puissent se penser,” a-t-il écrit l’année dernière, “ces militants ne font qu’apurer ce qui s’est passé sur les campus outre-Atlantique au cours des quatre dernières décennies”.

Avant, la chaussure était à l’autre pied. Les États-Unis ont beaucoup appris de la France. Jusqu’à il y a une génération, à l’époque de Michel Foucault et de Jacques Derrida, on pouvait dire que l’Amérique s’en remettait à la France sur les questions intellectuelles. Ce n’est plus le cas. La disparition du Débat a été marquée par le fait qu’aucun grand journal ou magazine américain n’en a parlé.

Il y a encore des leçons que les Américains peuvent tirer de la France, à condition de l’aborder avec les bonnes questions en tête. Une bonne question pour commencer pourrait être de savoir si l’académie américaine des dernières décennies – avec la culture qu’elle véhicule et les comportements politiques qu’elle encourage – a été, dans le monde entier, une force pour la liberté intellectuelle ou pour son contraire.

David SCHMIDT

David SCHMIDT

Journaliste reporter sur Davidschmidt.fr. Chroniqueur radio sur Form.fr.

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