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Pourquoi un agriculteur se suicide ?

(francetvinfo.fr)
Les chiffres des suicides chez les agriculteurs sont alarmants et la réalité est encore plus sinistre pour une profession frappée par la solitude des exploitants, les conditions de vie difficiles, mais aussi les difficultés financières récurrentes. “Ce serait plus de deux suicides par jour, selon les chiffres de la Mutualité sociale agricole parus cet été. Elle évoque 605 suicides chez agriculteurs, exploitants et salariés”, appuie en plateau Anne-Claire Le Sann.
Une réelle surmortalité

Ils étaient 274 à avoir plus de 65 ans, mais aussi 4 sur 5 sont des hommes. Des chiffres bien supérieurs que dans le reste de la population. “On parle bien de surmortalité. le risque de se suicider est plus élevé de 12,6% chez les agriculteurs. Et ce chiffre explose chez les agriculteurs les plus pauvres. On atteint 57% chez les bénéficiaires de la CMU. Deux activités sont particulièrement touchées : les éleveurs bovins et les producteurs laitiers”, indique la journaliste.

Un phénomène tabou, qui dure

(FIGAROVOX) La vie des agriculteurs français paraît si difficile que nombre d’entre eux en viennent à commettre l’irréparable: comment en sommes-nous arrivés là?

Éric DE LA CHESNAIS.- Au-delà des problèmes économiques, le monde paysan souffre d’un grand manque de reconnaissance. On a progressivement délaissé les campagnes et avec elles notre considération pour l’agriculteur, qui a pourtant un rôle fondamental. Mais notre société préfère accorder plus d’importance à des considérations futiles dont on peut se passer pour vivre, ce qui n’est pas le cas de notre nourriture: un besoin primaire par excellence! N’oublions pas que, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la France était en situation de pénurie dans certaines régions. Beaucoup de gens ne mangeaient pas à leur faim. Aujourd’hui la situation s’est inversée. Nous mangeons démesurément en occultant d’où viennent la nourriture et ce que sa production demande: le travail physique, la besogne, les suées par temps brûlant ou glacial, le stress de ne pas pouvoir récolter en quantité suffisante…

Puisque nous ne reconnaissons plus la valeur morale et matérielle du travail des agriculteurs, ceux-ci sont désemparés et perdus. D’autant que les campagnes ne donnent plus le sens qu’elles donnaient autrefois à leurs vies. On s’y rencontre moins et, même là-bas, il devient difficile de se parler et d’entretenir des relations sociales. Le mal-être de nos agriculteurs tient aussi à la solitude – morale, charnelle.

On évoque souvent les problèmes d’endettement des agriculteurs: est-ce aussi une cause de ce nombre très élevé de suicides dans la profession?

Une des causes principales de leur désespoir tient aussi au surendettement auquel nombre d’entre eux sont sujets. Un agriculteur qui élève des porcs en Normandie m’a un jour confié que le fait que je me sois intéressé à lui pour le reportage que j’effectuais dans son village avait fonctionné chez lui comme une thérapie, que ce geste lui avait permis d’éviter le suicide. Ce dernier m’avait avoué qu’il avait pris la décision de mettre fin à ses jours s’il atteignait le cap des 150 000 euros d’endettement: seuil à partir duquel il devient impossible de rembourser sa dette. Cet homme portait en lui un profond sens de l’honneur et un sentiment de culpabilité à l’endroit de sa ferme que son père lui avait transmis. Il était pour lui insupportable d’échouer là où ses ancêtres avaient réussi, sans même comprendre qu’il n’était pas responsable de sa situation, que les raisons de son échec lui étaient bien étrangères.

Puis, en mettant des mots sur sa situation, il a compris qu’il était possible de trouver une solution sans recourir au pire, en parlant, notamment aux médecins et aux psychologues, en comprenant que cette faute n’était pas la sienne. Mais ce n’est pas le cas de tous.

La permanence de prévention du suicide des agriculteurs, «Agri’écoute», a reçu 1 700 appels au premier semestre 2016, pour une moyenne de 285 appels par mois: trois fois plus qu’en 2015. Reste qu’un agriculteur se suicide en moyenne tous les deux jours en France. Comme leurs bêtes, les paysans meurent en silence. . Les paysans, eux, sont gommés, effacés.

Ce n’est qu’à 44 centimes par litre qu’un producteur de lait peut se verser l’équivalent d’un SMIC.

Certains agriculteurs travaillent pour des laiteries qui, certes, achètent en grande quantité mais payent le lait excessivement bas, et poussent les agriculteurs à vendre à perte. Le même lait qui servira pour produire du chocolat de grande marque qui, lui, est loin d’être vendu à perte: cette situation est inique. Pour le lait, certains producteurs se sont engagés à payer au-dessus du prix de revient des agriculteurs: 34 centimes par litre de lait, seuil à partir duquel les agriculteurs arrivent à vivre. Mais ce n’est qu’à 44 centimes par litre de lait qu’ils peuvent se verser l’équivalent d’un SMIC. C’est seulement avec des achats à prix décents que les agriculteurs pourront vivre dignement de leur métier. C’était l’enjeu des États généraux de l’alimentation: inverser la formation du prix pour que ce ne soit plus la grande distribution qui dicte sa loi mais pour partir du coût de revient de l’agriculteur. À ce jour, nous en sommes bien loin.

Le monde agricole semble particulièrement sensible aux aléas de la conjoncture mondiale et au contexte global de déréglementation et de globalisation. N’est-ce pas aussi là une des sources du problème?

On a en effet mis fin aux quotas de production dans le lait en faisant en sorte que les agriculteurs s’illusionnent sur l’effective quantité supplémentaire de lait qu’ils pourraient produire. Or, le marché se mettant à réguler la production par la loi de l’offre et la demande, la production fut certes plus élevée mais les prix ont chuté et les agriculteurs se sont appauvris. Grands producteurs, industriels et supermarchés ont profité de cette situation. La loi du marché s’est appliquée, mais au détriment des agriculteurs: le dernier outil qui encadrait la protection des prix était celui des quotas, il a désormais disparu.

Les secteurs de production sophistiqués vont profiter du libre-échange, la production agricole française sera, elle, exposée à ce qui se fait de pire au Brésil ou au Canada.

Une pénurie de nourriture conduirait notre société à se rappeler aussitôt de l’importance de nos agriculteurs.

On constate aussi l’attrait des Français pour le monde paysan à travers le succès de l’émission «L’amour est dans le pré»: dans un épisode, l’un des candidats pleure au moment de recevoir des encouragements et explique son émotion par le fait qu’il s’agit des premiers encouragements de sa vie. Ces gens sont passés à côté des gratitudes que notre société offre, elle les a oubliés. Quand bien même ce sont les paysans qui assurent la satisfaction de nos besoins primaires. Une pénurie de nourriture conduirait notre société à se rappeler aussitôt de l’importance de nos agriculteurs.

David SCHMIDT

Journaliste reporter sur Davidschmidt.fr. Chroniqueur radio sur Form.fr.

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